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Invasion de Rafah : l’armée égyptienne se tourne vers les tribus du Sinaï pour se préparer à l’afflux de Palestiniens

La création de l’Union des tribus arabes, une alliance de cinq tribus bédouines égyptiennes, a été annoncée lors d’une grande cérémonie le 1er mai, dans le but déclaré d’intégrer les entités tribales dans un cadre unique pour soutenir l’État égyptien contre les menaces sécuritaires
Les chefs tribaux du Sinaï Ibrahim al-Organi (à droite) et son fils Essam al-Organi (à gauche) assistent à l’événement annonçant l’Union des tribus arabes, le 1er mai 2024 (Facebook/Alorgani)
Les chefs tribaux du Sinaï Ibrahim al-Organi (à droite) et son fils Essam al-Organi (à gauche) assistent à l’événement annonçant l’Union des tribus arabes, le 1er mai 2024 (Facebook/Alorgani)

Les services de renseignement militaires égyptiens ont tenu à plusieurs reprises ces dernières semaines des réunions avec les tribus du Sinaï pour discuter de leur rôle potentiel en cas d’invasion israélienne de Rafah, dans le sud de Gaza, selon les informations recueillies par Middle East Eye.

Lors de ces rencontres, les agents égyptiens ont déclaré que selon leurs estimations, en cas d’opération terrestre menée par Israël dans la ville palestinienne de Rafah, entre 50 000 et 250 000 Palestiniens pourraient affluer vers le Sinaï.

Les réunions ont eu lieu avant la création controversée d’une alliance de groupes tribaux du côté égyptien de Rafah, dirigée par l’influent homme d’affaires progouvernemental et chef de milice Ibrahim al-Organi.

La création de l’Union des tribus arabes (ATU), une alliance de cinq tribus bédouines égyptiennes, a été annoncée lors d’une grande cérémonie le 1er mai, dans le but déclaré d’intégrer les entités tribales dans un cadre unique pour soutenir l’État égyptien contre les menaces sécuritaires. Le président Abdel Fattah al-Sissi en a été déclaré « président d’honneur ».

Ibrahim al-Organi regarde les plans pour la construction de la nouvelle ville, Sisi City (Facebook/Alorgani)
Ibrahim al-Organi regarde les plans pour la construction de la nouvelle ville, Sisi City (Facebook/Alorgani)

Le porte-parole officiel de l’ATU, le journaliste progouvernemental et député Mustafa Bakry, a déclaré que cette Union des tribus arabes devrait être considéré comme « une faction de l’armée égyptienne », suscitant de nombreuses critiques et inquiétudes parmi les commentateurs égyptiens.

Beaucoup ont mis en garde contre la formation d’une obscure entité paramilitaire opérant parallèlement à l’armée égyptienne, semblable aux Forces de soutien rapide (FSR) au Soudan.

Au cours du même événement, Ibrahim al-Organi a également célébré le lancement d’une nouvelle ville, nommée en l’honneur de Sissi « Sisi City », qu’il envisage de construire sur le site du village d’al-Arjah, au sud de Rafah, à côté de la frontière égypto-israélienne.

Selon trois sources tribales du Sinaï et une source de sécurité égyptienne, dans les semaines qui ont précédé l’événement, plusieurs réunions ont eu lieu dans le nord du Sinaï entre de hauts responsables des tribus bédouines, des officiers des services de renseignement militaires (connus en interne comme le « Groupe 55 »), et d’autres officiers de la deuxième armée de campagne.

Milice tribale locale

Au cours de ces réunions, le sujet principal de discussions a porté sur la possibilité d’un afflux massif d’habitants de la bande de Gaza, causé par une éventuelle opération militaire israélienne dans la ville palestinienne de Rafah, qui accueille aujourd’hui environ 1,5 million de Palestiniens déplacés.

Toutes les sources ont parlé sous couvert d’anonymat, craignant des représailles de la part de l’armée égyptienne.

Selon trois personnes ayant assisté à ces réunions, l’armée et les officiers des renseignements ont souligné la nécessité d’aider les forces armées et les services de sécurité à « surveiller toute infiltration de Palestiniens » vers les villages et les centres du nord du Sinaï en cas de déplacement, mettant en garde contre l’accueil du moindre Palestinien, et de signaler immédiatement tout mouvement d’individus inconnus dans les zones proches de la frontière.

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L’annonce de la nouvelle alliance a été faite par Organi, à la tête de l’Union des tribus du Sinaï (UST), une milice tribale locale créée en 2015 pour soutenir l’armée égyptienne dans sa guerre contre la « Province du Sinaï », une branche locale du groupe État islamique (EI) dans le nord du Sinaï.

Les groupes de défense des droits ont accusé l’UST et l’armée égyptienne d’avoir commis des atrocités dans leur guerre contre les groupes de combattants dans le Sinaï.

Depuis que l’armée a déclaré la défaite de la « Province du Sinaï » en 2022, la mission de l’UST dans le Sinaï reste floue. Selon Organi, l’UST fait désormais partie de l’ATU, qui comprend des groupes tribaux de tout le pays, dont Sollum, village bédouin près de la frontière libyenne, Marsa Matruh et la Haute-Égypte.

Selon des sources du Sinaï et la source sécuritaire, le « Groupe 55 » a été le principal moteur de la formation de l’UST d’Organi. Depuis de nombreuses années, cette formation a assumé la tâche de communiquer, de coordonner et de traiter toutes les questions liées aux tribus du Sinaï, après avoir tissé des relations solides avec la plupart des chefs tribaux influents.

MEE a contacté l’armée égyptienne et l’ATU pour obtenir leurs commentaires, mais n’avait pas reçu de réponse au moment de la publication.

Selon les trois sources du Sinaï, lors des réunions entre le Groupe 55 et les chefs tribaux du Sinaï, un certain nombre de participants ont déclaré qu’il serait difficile de se conformer aux demandes officielles d’empêcher l’entrée des Palestiniens dans le Sinaï et de signaler tout mouvement à travers les frontières, même avec la promesse que le gouvernement accueillerait toutes les personnes déplacées.

Cette photo satellite fournie par Maxar Technologies, prise le 20 octobre 2023, montre des camions d’aide humanitaire circulant en convoi près de Sheikh Zuweid, dans la province égyptienne du Sinaï Nord, à destination du poste frontière de Rafah, entre le nord-est de l’Égypte et le sud de la bande de Gaza (Satellite image 2023 Maxar Technologies/AFP)
Cette photo satellite fournie par Maxar Technologies, prise le 20 octobre 2023, montre des camions d’aide humanitaire circulant en convoi près de Sheikh Zuweid, dans la province égyptienne du Sinaï Nord, à destination du poste frontière de Rafah, entre le nord-est de l’Égypte et le sud de la bande de Gaza (Satellite image 2023 Maxar Technologies/AFP)

Ils ont invoqué leurs liens familiaux et leurs relations avec les habitants de la bande de Gaza, en particulier à Rafah, expliquant qu’il serait contraire à leur honneur et aux traditions bédouines et tribales de leur refuser l’hospitalité et l’accueil.

Rafah était historiquement une seule ville jusqu’à ce qu’elle soit divisée en deux villes, égyptienne et palestinienne, après le traité de paix de 1979 entre l’Égypte et Israël.

Le gouverneur du Sinaï Nord, le général Mohamed Abdel Fadil Shousha, a également tenu plusieurs réunions similaires ces dernières semaines avec des cheikhs et des dirigeants tribaux. Selon plusieurs participants, les réunions du gouverneur avaient un ton plus convivial que celles animées par les agents des services secrets.

Murs de béton et de métal

Le général Shousha est l’un des rares dirigeants égyptiens actuels à avoir participé à la guerre d’octobre 1973 contre l’armée israélienne, où il a servi comme officier dans les forces Sa’ka (forces spéciales) de la troisième armée de campagne. Outre son rôle de commandant des gardes-frontières, il a occupé les postes de commandant et chef d’état-major des unités Sa’ka.

Il a également été gouverneur du Sinaï Nord entre avril 2008 et janvier 2010, période qui a également vu le déplacement d’un grand nombre d’habitants de la bande de Gaza vers le Sinaï lors de l’attaque israélienne contre l’enclave entre décembre 2008 et janvier 2009.

Lors d’une de ses réunions avec les tribus, le général Shousha a partagé avec les participants une anecdote, en leur demandant de ne pas la publier, qui remonte à 2005, lorsque la frontière égyptienne a été franchie par un grand nombre de personnes venant de Gaza à la suite du retrait israélien de la bande de Gaza. À cette époque, il était commandant des forces des gardes-frontières.

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Il a déclaré qu’après avoir reçu des informations du côté palestinien sur une brèche imminente de la frontière, il a demandé à ses forces de faire preuve du plus haut degré de préparation et de mobilisation pour contrer la brèche, y compris en préparant des mitrailleuses.

Mais il reçut un appel téléphonique du ministre de la Défense de l’époque, le maréchal Mohamed Hussein Tantawi, qui lui donna des directives strictes de ne tirer aucune balle sur aucun Palestinien traversant la frontière.

Le général Shousha a déclaré avoir immédiatement ordonné à ses officiers et soldats de se conformer aux ordres de Tantawi, ajoutant que l’armée avait progressivement réussi à contrôler les personnes déplacées et à les renvoyer dans la bande de Gaza.

À côté de la ville palestinienne de Rafah, du côté égyptien, se trouvent les villes égyptiennes de Rafah, juste de l’autre côté de la frontière, suivies de la ville de Sheikh Zuweid, à 15 kilomètres de la frontière, puis d’al-Arish, à environ 50 kilomètres.

Ces trois villes abritent quatre groupes de population : les membres des tribus (principalement les tribus Sawarka, Tarabin et Romaylat) ; les familles citadines ; ceux qui ont quitté d’autres gouvernorats ; et enfin, un certain nombre de réfugiés palestiniens déplacés à la suite de la Nakba en 1948, estimés à environ 20 000 personnes.

En 2014, le gouvernement égyptien a désigné une zone le long de la frontière avec la bande de Gaza et s’étendant sur cinq kilomètres à l’intérieur du territoire égyptien comme zone tampon où la présence civile est totalement interdite, conduisant au retrait complet de la ville de Rafah et des villages de cette zone et le déplacement de ses habitants, sous prétexte de guerre contre le terrorisme.

Membres de la milice affiliée à l’Union des tribus du Sinaï, avec en arrière-pan un poster d’Organi (Facebook/capture d’écran)
Membres de la milice affiliée à l’Union des tribus du Sinaï, avec en arrière-pan un poster d’Organi (Facebook/capture d’écran)

Le seul village resté après la campagne militaire était al-Barth. Il s’agit de la seule zone peuplée dans cette région isolée. C’est aussi le fief et la capitale de la tribu Tarabin, à laquelle appartient Organi.

En 2021, le ministre de la Défense a pris la décision de désigner une zone supplémentaire s’étendant de l’extrémité de la zone tampon jusqu’au village d’al-Shalaq à Cheikh Zuweid, et il a été interdit aux familles déplacées de cette zone pendant la guerre contre le terrorisme d’y retourner, bien qu’il y ait encore une population vivant dans cette zone.

Anticipant une invasion israélienne de Rafah, l’armée égyptienne a ajouté des murs de béton et de métal le long de la frontière avec la bande de Gaza, s’étendant sur environ 13,5 kilomètres depuis la côte de Rafah vers le nord jusqu’au terminal de Kerem Shalom au sud.

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L’armée avait auparavant construit un mur de béton séparant la ville de Sheikh Zuweid d’al-Arish, avec une seule porte située dans le village d’al-Shalaq, à l’entrée ouest de la ville.

Récemment, l’armée a également déployé un certain nombre de chars M60, de véhicules blindés de transport de troupes et de forces aéroportées transportées par des véhicules à quatre roues motrices, appelés immédiatement après les attaques du 7 octobre contre le sud d’Israël, après leur retrait antérieur depuis l’annonce de la défaite de la « Province du Sinaï ».

Selon le traité de paix signé en 1979 entre l’Égypte et Israël, ces forces sont actuellement stationnées dans la zone C, censée abriter la force multinationale et les observateurs internationaux, ainsi qu’un certain nombre de policiers égyptiens légèrement armés effectuant des missions policières régulières sur cette zone à l’exception de la zone frontalière adjacente à la ville palestinienne de Rafah, où existe une force de gardes-frontières égyptiens conformément à un accord signé entre l’Égypte et Israël en 2005.

Traduit de l’anglais (original).

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