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Le conflit au Soudan teste les limites de la nouvelle diplomatie des puissances du Golfe

Si l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis soutiennent des généraux soudanais rivaux, le déclenchement des combats pourrait les avoir pris de court
Des soldats de l’armée soudanaise fidèles à Abdel Fattah al-Burhan se font photographier sur la base des Forces de soutien rapide à Port-Soudan, le 16 avril 2023 (AFP)

Le déclenchement de la guerre au Soudan met à l’épreuve la volonté des puissances du Golfe de poursuivre une forme plus subtile de leadership politique après près d’une décennie d’interventions houleuses et souvent tortueuses dans les conflits régionaux.

Les images des affrontements entre les Forces armées soudanaises dirigées par le général Abdel Fattah al-Burhan et les paramilitaires commandés par son ancien allié Mohamed Hamdan Dagalo dans les rues de Khartoum contrastent fortement avec les récentes unes des journaux de la région.

Au Yémen, l’Arabie saoudite a effectué des échanges de prisonniers avec les Houthis, alliés à l’Iran, alors qu’elle cherche à mettre fin à une guerre qui lui a valu des critiques en Occident et qui a détourné l’attention du programme de réformes économiques du prince héritier Mohammed ben Salmane.

Les Émirats arabes unis tout comme l’Arabie saoudite ont resserré leurs liens avec l’Iran, après avoir cessé d’armer l’opposition au président syrien Bachar al-Assad – allié de Téhéran – pour ensuite le réintégrer dans le giron arabe. Même en Libye, toujours divisée entre des camps armés rivaux, les combats se sont apaisés.

« Les États du Golfe regardent le Soudan et veulent simplement que cette affaire soit réglée », indique à Middle East Eye Ken Katzman, conseiller principal au Soufan Group. « Ils estiment qu’ils pourront faire affaire avec quiconque sortira vainqueur, mais ils n’ont pas besoin d’une escalade. »

« L’Arabie saoudite souhaite vraiment que le Soudan soit stable. Si le Soudan est instable, les projets en mer Rouge n’atteindront pas leur potentiel : c’est ce qui préoccupe Riyad à l’heure actuelle »

- Aziz Alghashian, chercheur saoudien en politique étrangère

Le conflit au Soudan tombe particulièrement mal pour l’Arabie saoudite, selon les experts, dans la mesure où les projets du prince héritier Mohammed ben Salmane visant à diversifier son économie dépendante des combustibles fossiles reposent en grande partie sur le littoral de la mer Rouge.

Le littoral septentrional de l’Arabie saoudite est destiné à accueillir Neom, une mégapole futuriste chiffrée à 500 milliards de dollars. Quelques jours avant le début des combats au Soudan, Riyad a annoncé son intention de créer deux zones économiques spéciales pour la mer Rouge.

« Une Syrie sur la mer de Riyad »

« La dernière chose dont l’Arabie saoudite a besoin en ce moment, c’est d’une Syrie sur la mer de Riyad », indique à Middle East Eye Aziz Alghashian, chercheur saoudien en politique étrangère établi à Riyad.

« L’Arabie saoudite souhaite vraiment que le Soudan soit stable. Si le Soudan est instable, les projets en mer Rouge n’atteindront pas leur potentiel : c’est ce qui préoccupe Riyad à l’heure actuelle. »

Si les analystes désignent la proximité du Soudan comme l’une des raisons qui expliquent l’approche plus prudente de l’Arabie saoudite vis-à-vis du conflit, ils affirment qu’un changement plus profond est également à l’œuvre au sein du palais royal.

En 2015, Mohammed ben Salmane, à l’époque impétueux ministre de la Défense, a entraîné son pays dans une guerre meurtrière contre les rebelles houthis au Yémen. Malgré le lancement de milliers de frappes aériennes dans un pays accablé par la pauvreté, la coalition n’est pas parvenue à évincer le groupe.

Torbjorn Soltvedt, analyste au sein de la société de conseil en risques Verisk Maplecroft, estime que Riyad semble avoir appris les limites de sa politique étrangère agressive au Yémen.

Des citoyens manifestent leur joie aux côtés de soldats de l’armée soudanaise fidèles au chef de l’armée Abdel Fattah al-Burhan qui occupent une position à Port-Soudan, ville bordant la mer Rouge, le 29 avril 2023 (AFP)
Des citoyens manifestent leur joie aux côtés de soldats de l’armée soudanaise fidèles au chef de l’armée Abdel Fattah al-Burhan qui occupent une position à Port-Soudan, ville bordant la mer Rouge, le 29 avril 2023 (AFP)

« Ce changement prudent est dû en grande partie aux leçons tirées de l’échec de l’intervention au Yémen. Cette incapacité à repousser l’influence iranienne dans la région a également incité l’Arabie saoudite à adopter une position plus conciliante », explique-t-il à MEE

La destitution d’Omar el-Béchir en 2019 a donné à Riyad l’occasion de renforcer sa présence dans ce pays voisin stratégique et riche en minerais. L’an dernier, l’Arabie saoudite a annoncé son intention d’investir 3 milliards de dollars au Soudan dans des secteurs tels que l’agriculture, l’exploitation minière et les infrastructures.

Si les Saoudiens ont cultivé des liens avec Burhan, le chef de l’armée, ils sont également en relation avec Dagalo, le commandant des Forces de soutien rapide (FSR), surnommé Hemetti. Avec les États-Unis, le Royaume-Uni et les Émirats arabes unis, ils font partie du « Quad », un groupe qui a exprimé son soutien à la transition démocratique du Soudan.

Jacqueline Burns, ancienne conseillère de l’envoyé spécial des États-Unis au Soudan, indique à MEE que Riyad souhaite probablement voir une armée unifiée sous l’égide de l’armée soudanaise, une position favorable à Burhan qui le rapproche de l’Égypte, laquelle soutient clairement l’armée selon elle. En parallèle, souligne-t-elle, ils « couvrent leurs arrières » avec Hemetti.

L’homme de Riyad à Khartoum

Le principal émissaire de l’Arabie saoudite est son ambassadeur, Ali Hassan Jaafar. En poste au Soudan depuis 2018, il a précédemment occupé le poste d’ambassadeur de Riyad en Russie et est considéré comme l’un des diplomates les plus compétents du royaume.

« Il joue un rôle déterminant en échangeant avec toutes les parties. Les Saoudiens peuvent compter sur quelqu’un sur le terrain qui connaît tous les acteurs », explique à MEE Benjamin Augé, spécialiste de l’Afrique à l’Institut français des relations internationales (IFRI).

Alors que les combats s’intensifient au Soudan, l’Arabie saoudite semble se positionner en tant que médiateur. Les Saoudiens travaillent avec le soutien des États-Unis dans le but de réunir Burhan et Hemetti pour des pourparlers à Riyad dans les semaines à venir. Relayés en premier lieu par Sky News Arabic, ces efforts ont été confirmés à MEE par deux sources au fait du dossier.

Des citoyens célèbrent des soldats de l’armée soudanaise fidèles au chef de l’armée Abdel Fattah al-Burhan, le 16 avril 2023 à Port-Soudan (AFP)
Des citoyens célèbrent des soldats de l’armée soudanaise fidèles au chef de l’armée Abdel Fattah al-Burhan, le 16 avril 2023 à Port-Soudan (AFP)

Vendredi, l’ambassadeur saoudien au Royaume-Uni, Khaled ben Bandar, a évoqué le rôle de médiateur joué par Riyad : « Nous entretenons de bonnes relations avec autant de personnes que possible. Lorsqu’on engage le dialogue avec des gens, on peut ensuite s’en servir en cas de besoin. […] Le Moyen-Orient ne manque pas de conflits. Ce n’est pas la peine d’en rajouter », a-t-il déclaré à la BBC.

Le flux constant d’expatriés occidentaux et de réfugiés soudanais fuyant vers l’Arabie saoudite pour se mettre en sécurité a également contribué à renforcer l’image de neutralité de Riyad. Le président américain Joe Biden a remercié l’Arabie saoudite pour son aide dans l’évacuation de diplomates américains.

Certains analystes estiment que Riyad tente de s’inspirer de l’exemple du Qatar, qui a été félicité pour son aide lors du retrait d’Afghanistan. « MBS [Mohammed ben Salmane] se restreint. Il voit une opportunité d’apparaître comme un modéré en mettant l’accent sur son rôle dans les évacuations », indique Ken Katzman à MEE.

L’approche « prudente » de l’Arabie saoudite vis-à-vis du conflit décrite par Benjamin Augé tranche avec l’orientation « audacieuse » des Émirats arabes unis.

Des changements d’allégeance

Les Émirats sont considérés comme proches d’Hemetti, qu’ils ont payé pour qu’il fournisse des troupes au Yémen. Ses FSR sont également soupçonnées d’avoir renforcé les rangs du chef militaire libyen Khalifa Haftar, allié des Émiratis, qui a envoyé des munitions à Hemetti dans le cadre des affrontements actuels selon le Wall Street Journal.

« De nombreux jeunes hommes ont rejoint les FSR plutôt que l’armée simplement pour bénéficier d’un niveau de rémunération supérieur »

– Jonas Horner, analyste spécialiste du Soudan 

Dans ses tweets, Hemetti a justifié les combats en affirmant que ses forces luttaient contre des « islamistes radicaux », des propos qu’Aziz Alghashian décrit comme un probable clin d’œil adressé aux Émirats. Parallèlement, le chef militaire accusé de crimes de guerre au Darfour a inscrit son combat contre l’armée dans le cadre de la promotion de la démocratie.

Après le Printemps arabe de 2011, les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite ont imposé un blocus au Qatar, accusé de soutenir les Frères musulmans, qu’ils considèrent comme une menace pour leur pouvoir. Ils ont accusé le Qatar de financer des « terroristes », ce que Doha a démenti. Les États du Golfe ont depuis lors renoué les liens.

Hemetti a passé deux semaines aux Émirats arabes unis en février, où il a rencontré de hauts responsables émiratis, dont le vice-président du pays, le cheikh Mansour ben Zayed al-Nahyane.

Jonas Horner, analyste indépendant spécialiste du Soudan, affirme que si les Émirats arabes unis ont soutenu Hemetti, ils pourraient éprouver des remords alors que les combats font rage au Soudan.

« Les Émirats arabes unis pourraient bien avoir été surpris par le déclenchement des combats. S’ils ont entretenu avec Hemetti des relations qui lui ont permis de renforcer sa puissance financière et militaire, je ne pense pas que l’intention était de lui donner les moyens de mener une guerre contre les Forces armées soudanaises », indique-t-il à MEE.

Soudan : une décennie de cheminement vers le chaos
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Alors que l’Arabie saoudite tout comme les Émirats arabes unis ont investi au Soudan, notamment dans des projets agricoles à grande échelle, Torbjorn Soltvedt de Verisk Maplecroft estime que la présence de Riyad est moins importante.

Abou Dabi a mis en place un réseau maritime qui s’étend de l’île yéménite de Socotra au Somaliland, un petit État non reconnu de la Corne de l’Afrique.

En décembre, Abu Dhabi Ports Group a signé un contrat pour développer un nouveau port chiffré à 6 milliards de dollars à environ 300 km au nord de Port-Soudan. Ce projet souligne l’enchevêtrement des intérêts commerciaux et géopolitiques émiratis au Soudan. Abu Dhabi Ports Group appartient à ADQ, une société holding dirigée par le cheikh Tahnoun ben Zayed al-Nahyane, le chef de la sécurité nationale des Émirats arabes unis, connu pour ses lunettes de soleil qui ne le quittent jamais.

« Les États du Golfe ont réparti leurs jetons en soutenant Burhan et Hemetti, mais en fin de compte, les Émirats sont probablement plus préoccupés par l’identité du vainqueur direct », explique Ken Katzman à MEE.

« Amener les généraux à la table des négociations »

Le goût du risque des Émiratis va probablement être mis à l’épreuve. Malgré les cessez-le-feu, les combats se poursuivent à Khartoum et dans la majeure partie du pays. De nombreux analystes prévoient un conflit prolongé, qui nécessitera de l’argent et des ressources.

Les paramilitaires de Hemetti, qui procèdent à des pillages, sont également mieux payés que leurs adversaires au sein de l’armée soudanaise, indique Jonas Horner à MEE.

« Les États du Golfe ont réparti leurs jetons en soutenant Burhan et Hemetti, mais en fin de compte, les Émirats sont probablement plus préoccupés par l’identité du vainqueur direct »

- Ken Katzman, conseiller principal au Soufan Group

« De nombreux jeunes hommes ont rejoint les FSR plutôt que l’armée simplement pour bénéficier d’un niveau de rémunération supérieur, souligne-t-il. Les FSR sont particulièrement vulnérables aux pressions financières. »

Près de trois semaines après le début des combats, rien ne semble indiquer que les liquidités de Hemetti ont été coupées, une forme d’inaction qui, selon l’analyste, pourrait être perçue comme une « politique ».

Le Qatar s’est également invité dans la mêlée. Selon les analystes, Doha cherche à retrouver son influence au Soudan, perdue depuis le renversement de Béchir, qui avait refusé d’adhérer aux efforts saoudiens et émiratis visant à isoler leur voisin. En mars, Burhan s’est rendu à Doha pour discuter d’une coopération militaire avec le responsable qatari de la défense.

Jonas Horner estime néanmoins que les principales puissances susceptibles d’exercer des pressions sur les généraux soudanais rivaux sont l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et l’Égypte. « Ils sont en mesure d’amener ces généraux à la table des négociations pour mettre un terme au conflit en usant de leur influence financière. »

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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